Tu étais au pensionnat depuis quelques jours maintenant, presque une semaine. Les environs ne t’étaient pas encore tout à fait familiers et tu avais du mal à te repérer, mais l’endroit ne te paraissait pas si mal. Au moins ta mère ne pouvait plus déverser sa haine constante sur toi et ça, c’est quelque chose qui te soulageait. Elle aurait toujours pu le faire via courriel, mais elle ne se donnait pas la peine de t’écrire et les seules nouvelles que tu aurais de la maison viendraient sans doute de ton frère. Enfin, à condition qu’il réussisse à avoir accès à l’ordinateur sans la surveillance de cette femme adepte du pouvoir qui ne tolérait pas qu’il t’adresse la parole. Tu avais gâché leur vie après tout et elle refusait d’accepter sa part de responsabilité dans l’affaire. Tu étais donc seule coupable, encaissant le verdict en voilant ton regard et en conservant un air impassible. Mais tu essayais de ne pas trop y penser. Tu préférais parler à ta grand-mère dans tes pensées, t’imaginer qu’elle te suivait de son regard bienveillant et qu’à la fin de la journée, elle t’offrirait tes biscuits favoris. Tu savais bien sur que c’était faux, mais cette seule idée était réconfortante et te donnait le courage nécessaire pour affronter l’adversité et l’inconnu.
Tu parcourais les couloirs du rez-de-chaussée, ton cahier à dessin sous un bras et le plan du pensionnat dans l’autre main. Tu t’étais toutefois arrêtée tout près d’une fenêtre, contemplant l’extérieur alors que le ciel était gris, couvert d’épais nuages d’où s’échappaient de fines gouttes de pluie, sans doute fraîches. Le bruit régulier de l’averse tombant te permettait d’oublier un instant toutes les conversations qui meublaient l’espace reclus du couloir. Ton iris cramoisi admirait rêveusement les nuages, comme si tu imaginais le soleil derrière eux. Ton autre œil, pour sa part, était comme à l’habitude dissimulé derrière ton cache-œil. Tu venais à peine d’arriver et tu avais besoin de toute ta concentration pour t’adapter, sans oublier que ce n’était pas le moment de déclencher un nouveau drame. Tu n’avais peut-être aucun pouvoir offensif, tu ne pouvais rien faire exploser et ton œil gauche n’avait pas la possibilité de lancer des lasers, mais tu possédais une arme bien plus redoutable. Le pouvoir de la connaissance. En fait, tu es un peu comme Sherlock Holmes. As-tu lu ses aventures? Je suis certaine que tu les aimerais, toi qui aime tant lire, mais ce n’est pas important dans l’immédiat. Ainsi, tu ne pouvais peut-être blesser personne physiquement, mais tu avais les moyens de découvrir suffisamment de choses pour mettre leur vie entière en péril et, si tu en avais envie, les détruire émotionnellement. Mais tu n’es pas comme ça, n’est-ce pas? Il faudrait peut-être l’expliquer à ta mère, celle qui ne cesse de te traiter comme un monstre, mais je ne pense pas que ça changerait grand chose maintenant. Pour elle, le seul fait que tu ais des yeux dépareillés était suffisant pour te traiter comme une bête de foire et avoir honte de toi. Je ne pense pas qu’un être si réfléchi soit apte à réviser son jugement à propos de qui que ce soit pour des considérations aussi légères que la personnalité, les aspirations et les principes d’autrui.
Tu poussas un soupir. Il valait mieux dans l’instant retrouver ton chemin. Tu désirais faire une escale par ta chambre afin d’y déposer ton cahier à dessin avant de trouver ton chemin vers la bibliothèque. Les cours étant terminés pour aujourd’hui, tu désirais aller explorer les rayonnages en quête d’une nouvelle lecture prenante. Tous n’auraient pas eu les mêmes priorités que toi dès leur arrivée, mais tu étais fidèle à tes habitudes. Il te fallait lire au moins un chapitre par soir, sinon tu avais du mal à trouver le sommeil. Toujours occupée à réfléchir, à penser à des choses qui ont eu lieu autrefois ou qui auront peut-être lieu dans un futur plus ou moins distant. Au moins, pendant que tu lis, tu n’as pas d’autres choix que d’être dans l’instant présent et d’oublier tes préoccupations. Mais ce plan n’était pas des plus clairs et, avec une main occupée par ton carnet, tu avais du mal à en tourner les pages afin de jeter un œil aux autres étages. Tu te remis en marche, te demandant si tu ne devrais pas plutôt essayer de retrouver l’accueil afin de poser une ou deux questions. Tu n’aimes pas devoir demander de l’aide à autrui, tu as toujours eu l’impression d’être un fardeau dans ces moments là, mais parfois il faut savoir se résigner. Tu étais ancrée si profondément dans tes réflexions que tu ne le vis pas arriver, lancé à pleine vitesse, l’épaule en avant. Dans d’autres circonstances, il aurait sans doute pu être surnommé Connard-san, mais tu as toujours été trop polie pour affubler autrui de ce genre de noms. Je le ferai donc pour toi.
La collision eu donc lieu et ton carnet à dessins te glissa des mains alors que tu trébuchas. Remarque, avec tes 146cm et tes trente-sept kilogrammes, il t’aurait été difficile de rester sur tes pieds après la rencontre désagréable de Trou-du-cul-san, 176cm, quatre-vingt-deux kilogrammes. Ton arrière-train gagna donc le plancher, ou plutôt l’une de tes esquisses. Ton regard s’agrandit alors que plusieurs feuilles, laissées libres, s’éparpillèrent autour de toi dans le couloir sous l’œil un peu moqueur du grand imbécile. Ton épaule, pour sa part, était un peu douloureuse après avoir du encaisser pareil choc, mais tu serrais les dents pour n’en rien laisser paraître. Pour une jeune fille de seize ans, tu as toujours su conserver ton calme et c’est donc avec un air toujours aussi impassible que tu t’es relevé doucement, en lissant les pans de ta jupe. Tu t’es ensuite retournée vers le train à vapeur qui se préparait déjà à repartir comme il était venu, sans te demander pardon, sans vérifier si tu allais bien et, surtout, sans oublier de laisser la trace de ses souliers mouillés sur une ou deux de tes œuvres. Et, pourtant, c’est poliment que tu t’inclinas très légèrement en posant tes mains contre tes cuisses, de bonnes manières typiquement nippones.
Gomen nasai.
Lui dis-tu de ta voix un peu grave, mais tout de même douce. Tu avais toutefois employé un ton plutôt atone, dissimulant ta honte alors que les autres élèves te jetaient des regards désobligeants, ou même t’ignoraient tout simplement. Tu devais vite récupérer le tout avant que quelqu’un d’autre ne souille tes feuilles ou qu’elles ne soient éparpillées d’avantage. Tu t’accroupis donc afin de réunir tes croquis, esquisses et autres petits projets. Tu ne pris pas le soin de les classer, tu pourrais toujours le faire plus tard et, avec tout ça, tu en oublias même de retrouver le plan dans la pile de feuilles. Tu n’aurais qu’à vagabonder jusqu’à trouver ta chambre et ensuite tu n’en sortirais plus pour aujourd’hui. C’était sans doute soudain comme décision, mais tu devais bien avoir un livre à relire quelque part dans tes bagages, la bibliothèque pourrait attendre. Pourvu qu’aucun autre accident de ce genre ne se produise d’ici à ce que tu ais regagné ta chambre et, surtout, pourvu que tes colocataires ne soient pas aussi rustres que Connard-san.